À l’occasion de son exposition au Palais de Tokyo, la lauréate du prix SAM 2021 parle de son parcours, de l'histoire de l'Algérie –&nbsp;et de l’impossibilité de réparer le passé

Philippe Dagen 

Entre peinture et performance : découvrez l’art de Dalila Dalléas Bouzar

Quelques images d’abord, indélébiles : le dimanche 20 mars 2021, place de la Concorde, au pied de l’obélisque, Dalila Dalléas Bouzar, en maillot noir et pieds nus sur les dalles, se peint le visage en bleu et rouge, les bras en noir et un signe en forme d’œil ou de sexe féminin sur la gorge. Puis elle se lance dans une chorégraphie de bonds en tenant haut dans le vent une gerbe de rubans aux couleurs de l’arc-en-ciel. Cette danse l’entraîne jusque devant les grilles de l’Assemblée nationale. Le petit groupe de celles et ceux qui ont suivi sa course l’entend alors lire deux poèmes d’Aimé Césaire au pied de la statue de Colbert, architecte du Code noir – un édit royal de 1685 qui visait notamment à encourager la production de sucre aux Antilles et codifia le traitement des esclaves, qualifiés « d’êtres meubles ». « Contre le sortilège mauvais/notre arme ne peut être/que le pieu flambé de midi/à crever/pour toute aire/l’épaisse prunelle du crime », déclame l’artiste, reprenant les mots du poète né en Martinique. Dans cette performance de quelques minutes sont réunis peinture, mouvement et révolte : les trois composantes principales de l’œuvre de la lauréate du prix SAM pour l’art contemporain en 2021, qui expose cet automne au Palais de Tokyo.

Quelques faits ensuite. L’artiste naît à Oran, en Algérie, en 1974. Sa jeunesse se passe à Paris et elle y commence des études scientifiques. Pendant ces années, elle n’est pas indifférente à l’art, mais n’en connaît que les formes anciennes – le Louvre, Orsay, Guimet. « Je ne savais rien de l’art contemporain », dit-elle aujourd’hui. « Je n’avais pas l’idée d’aller à Beaubourg, encore moins dans les galeries. » Mais sans doute une nécessité intérieure est-elle déjà au travail puisqu’en 1998, elle se rend à Berlin pour s’initier à la sculpture. « L’atelier sculpture était complet quand je suis arrivée et je me suis retrouvée en peinture. » Le professeur lui intime de trouver un sujet. « Je ne savais que peindre. Je suis sortie et la première chose que j’ai vue, c’était une charrette. Pendant une semaine, je n’ai rien fait qu’essayer de peindre cette charrette. Je n’obtenais qu’une affreuse grosse tache marron, mais je ne pouvais plus penser à autre chose. C’était devenu obsessionnel. »
Elle continue : « Je me suis rendu compte que c’était la première fois de ma vie que je m’investissais entièrement dans quelque chose. Et que je voulais qu’il en soit ainsi toute ma vie. Car c’est ainsi que l’on se sent vivant∙e. » Cette expérience à Berlin est décisive. De retour à Paris, Dalila Dalléas Bouzar interrompt ses études de biologie et commence son apprentissage artistique, d’abord dans les ateliers de la Ville de Paris, puis aux Beaux-Arts de Paris, dont elle sort diplômée en 2003.

De cette période de formation, elle garde une opinion mitigée. Des ateliers d’abord, où la parole des étudiantes était bien moins écoutée que celle des étudiants, ce qu’elle résume ainsi : « Une caricature de machisme. Nous, les filles, on était là pour faire joli. Mais ce qu’on pouvait avoir à dire n’était pas pris au sérieux. » De l’enseignement lui-même, ensuite : « La peinture, on ne l’apprend pas aux Beaux-Arts. Il ne faut pas cinq ans, il en faut au moins dix. J’ai longtemps tâtonné seule. » Mais ces expériences ont eu une conséquence qui n’en finit pas de produire ses effets : « C’est aux Beaux-Arts que je me suis intéressée à la performance. Je voulais trouver une autre démarche d’accès au monde que l’approche scientifique, que j’avais pratiquée auparavant. La performance a été cette démarche. » 
Ainsi est-elle simultanément peintre et performeuse, deux modes d’expression qui se trouvent rarement associés. « Je sais que c’est difficile à expliquer », dit-elle. « Mais la performance s’est imposée en même temps que la peinture. » Ce « va et vient », suggère-t-elle, est plus facile pour elle parce que, venue sur le tard à l’histoire de l’art, elle a échappé à l’autorité des catégories qui, trop souvent, cloisonnent et séparent les pratiques. Elle y a d’ailleurs si bien échappé qu’elle a accompli plusieurs performances picturales ou, si l’on préfère, plusieurs peintures performatives. Dalila Dalléas Bouzar a ainsi réalisé des sessions de portraits peints sur le vif à Dakar, en 2018, à Paris cette même année et de nouveau en 2022. Ainsi naissent des suites de visages tracés directement sur la toile et marqués de stries, de taches ou de lignes de couleurs intenses. Le prénom du modèle est inscrit dans un coin. Ces séances de peinture en direct ont duré des heures, comme si l’artiste voulait aller jusqu’à l’épuisement mental et physique.

Les visages de la série Princesse (2015-2016), ont une autre origine : les photographies de femmes algériennes prises par Marc Garanger durant la guerre d’Algérie pour établir des cartes d’identité sur le modèle français. Pour ces clichés, les femmes étaient contraintes de se dévoiler, ce qui s’apparentait pour elles à un viol. En honorant leurs visages et en les parant de diadèmes et de bijoux, Dalila Dalléas Bouzar métamorphose en princesses des mille et une nuits ces paysannes traitées en suspectes. Ici se rejoignent deux sujets : la représentation du corps féminin et l’histoire. Le premier est récurrent dans l’œuvre. Alternent les scènes idylliques et langoureuses de baigneuses en plein air et les études de nu de la suite Sorcières (2019). Celles-ci sont d’une tonalité tout autre, plus crue et précise dans le traitement des détails anatomiques, plus dure dans l’emploi de bandes alternées de couleurs vives. Elles sont parsemées d’allusions à des cultes, des magies, des envoûtements poussés jusqu’à la transe. Dans sa conversation, il arrive que l’artiste fasse allusion à de telles pratiques, dont on devine qu’elle les a observées.

L’autre grand sujet est l’histoire de son pays natal. Elle l’a abordée par le biais de l’exotisme orientaliste européen dans ses variations sur Femmes d’Alger dans leur appartement de Delacroix, dont la plus ancienne date de 2003 et la plus récente – la plus énigmatique aussi – de 2022. Elle lui a consacré un livre de dessins, Algérie, Année 0 ou Quand commence la mémoire, qui s’étend de la guerre d’indépendance contre l’armée française jusqu’à la guerre civile des années 1990 entre pouvoir militaire et islamistes. Mais quand on lui demande si elle se considère comme une artiste postcoloniale, la réponse arrive en flèche : « Le post-colonial n’est qu’une illusion. Le rapport de force est toujours aussi inégal entre les pays aux armées puissantes qui peuvent les déplacer où ils le veulent et ceux qui en sont incapables. Contrairement à ce que beaucoup d’artistes disent et croient, nous ne sommes pas dans l’ère postcoloniale. Ce qui a eu lieu a eu lieu et il ne sert à rien de prétendre le réparer. »

Il est donc logique qu’elle se refuse à enfermer son pays natal et son œuvre dans un moment, si tragique soit-il. Ainsi explique-t-elle la genèse du projet qu’elle présente en cette fin d’année au Palais de Tokyo : une immense tente de tissu noir sur laquelle elle a fait broder, en Algérie, des figures d’après les dessins qu’elle a rapportés d’une visite aux ensembles rupestres du Tassili n’Ajjer, dans le Sahara. Ils ont été gravés et peints au Néolithique, quand il y avait dans ces montagnes de l’eau, des arbres, des pâturages et des troupeaux. En les ressuscitant, elle veut « se décentrer du colonial et sortir le passé de l’Algérie de ce seul épisode auquel on le réduit d’habitude, ce qui revient à réactiver sans cesse ce rapport de domination, comme s’il n’y avait jamais eu d’autre situation. » Elle ressuscite cet art millénaire où les symboles sexuels sont aussi fréquents que les scènes de chasse et de combat. « Tous nous rappellent que l’humanité a été la même partout. Elle a conduit aux mêmes gestes et laissé les traces de ce qui nous est commun. »

Dalila Dalléas Bouzar est représentée par&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/20820/Galerie-C%C3%A9cile-Fakhoury?lang=fr">Galerie Cécile Fakhoury </a>(Abidjan, Dakar, Paris).
Philippe Dagen est professeur d’histoire de l’art à l’université Paris I et critique d’art au&nbsp;Monde.
Dalila Dalléas Bouzar « Vaisseau Infini » Palais de Tokyo, Paris Du 19 octobre 2023 au 7 janvier&nbsp;2024
Photographies par Lee Wei Sweer pour Art Basel.
Publié le 14 octobre 2023.

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As she opens a new exhibition at the Palais de Tokyo, the laureate of the SAM Prize 2021 reflects on her career, Algerian history – and the impossibility of repairing the past

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