<p>Après avoir fait ses armes à Mayfair et transformé un couvent en galerie à Sidi Bou Saïd, la Tunisienne se prépare à ouvrir une ambitieuse résidence d’artistes à Tunis</p>

Emmanuelle Lequeux

Rencontre avec Selma Feriani, championne de l’art de tous les Suds

<p>Imposer la Tunisie sur le planisphère de l’art contemporain ? C’est la mission que s’est donnée Selma Feriani depuis une quinzaine d’années. Naviguant entre Londres et Tunis, la jeune galeriste multiplie les projets pour y parvenir. Sa passion pour l’art remonte à l’enfance : elle a grandi entourée des peintres modernistes de l’école de Tunis, que sa mère, Essia Hamdi, défend en pionnière dans sa galerie Le Violon bleu, au cœur de Sidi Bou Saïd. « La maison de mon enfance était constellée de tableaux, ma mère changeait tout le temps l’accrochage, comme un musée mouvant », se souvient-elle dans un français mâtiné d’anglicismes. « On choisissait les œuvres pour nos chambres d’enfant, on passait nos week-ends dans des maisons d’artistes et nos vacances dans les musées d’Europe. Pour moi, l’art est une évidence. »&nbsp;</p>

<p>C’est pourtant la finance qu’elle choisit d’étudier dans sa Tunis natale. Puis cap sur la City de Londres, son « rêve » : pendant cinq ans, elle travaille pour une société de gestion de fortunes. Chaque week-end, elle écume les expositions de la capitale britannique ou de Paris. Avec ses premiers salaires, elle commence une petite collection, « autour d’artistes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ». </p><p>Elle ne peut résister à ses premières amours : en 2009, elle ouvre sa première galerie dans le quartier de Mayfair, à Londres, « avec les artistes avec qui j’échangeais et qui manquaient terriblement de visibilité », comme Nidhal Chamekh ou Yazid Oulab, qu’elle défend toujours aujourd’hui. « Commissaires, collectionneur∙euse∙s, je ne connaissais personne : j’ai dû tout apprendre. Mais mon expérience dans la finance m’a beaucoup servie dans la gestion quotidienne de la galerie, qui est tout sauf simple. J’aime être très organisée, c’est ainsi que je gère ma maison, ma famille, ma galerie. » Les premières années s’avèrent « vraiment difficiles. Mais la passion pour ce métier l’a emporté, et mon désir de montrer à ma mère que je pouvais y arriver ! » Peu à peu, elle parvient à convaincre les collectionneur∙euse∙s londonien∙ne∙s de suivre ses engouements.&nbsp;</p>

<p>Pourtant, la Tunisie lui manque. Les printemps arabes font souffler un nouvel espoir. « À chacun de mes retours au pays, j’étais frustrée par le manque d’épanouissement offert aux artistes, aux curateur∙rice∙s, aux écrivain∙e∙s. Après la révolution de 2013, le public et les artistes se sont réapproprié l’espace public qui ne nous appartenait plus, la ville est devenue un territoire d’exploration. Cela a été une révélation : j’avais envie de participer à ce changement. » Elle déniche alors un espace hors du commun dans le pittoresque village blanc et azur de Sidi Bou Saïd, tout près de la galerie maternelle : un ancien couvent, qu’elle rachète au Vatican. « Plutôt qu’un white cube, je voulais embrasser cette architecture locale si unique. Ce couvent a une énergie incroyable. » Labyrinthe de cellules, il incite chaque artiste à se réinventer. « Il force à repousser ses limites, à sortir de son confort, à tout penser in situ. » Moins élevés qu’à Londres, les coûts de production permettent « une grande flexibilité : les artistes ont vraiment carte blanche et la galerie devient purement expérimentale, sans pression commerciale ».</p>

<p>Passionnée par les artistes qui « interrogent l’environnement, la société », elle redécouvre sa contrée à travers leur regard. « Ce sentiment de reconquérir son pays est très fort et émouvant. La Tunisie est un formidable laboratoire de recherche, pour les artistes étranger∙ère∙s autant que pour les Tunisien∙ne∙s : sa lumière incroyable, ses 3 000 ans d’histoire sont des sources infinies d’inspiration. » On l’a compris, son « ADN est tunisien », comme elle aime à le dire, et son programme fait la part belle aux artistes du pays, comme Jellel Gasteli ou Nicène Kossentini. Mais, insiste-t-elle, « je veux aussi me nourrir de la diversité d’artistes venu∙e∙s d’ailleurs, que ce soit du Liban ou d’Amérique latine. Miser sur la richesse de croisements culturels, l’ouverture permanente, c’est ce qui me donne des ailes, c’est de là qu’émergent des esthétiques nouvelles ».</p>

<p>« La galerie est ainsi devenue un incubateur où se développent des pratiques contemporaines, multidisciplinaires, et s’est peu à peu imposée comme une référence », décrit-elle. La Tunisie n’est pourtant pas réputée comme une terre riche en collectionneur∙euse∙s, et son écosystème artistique n’est guère florissant. Comment parvenir à l’équilibre ? « En initiant de nombreuses rencontres à la galerie, nous avons fait naître toute une génération de nouveaux collectionneur∙euse∙s &mdash; hôtelier∙ère∙s, médecins, jeunes entrepreneur∙euse∙s », se félicite-t-elle. « Nous nous efforçons aussi de faire venir nos ami∙e∙s londonien∙ne∙s. Un autre challenge ! » Pour les attirer à Sidi Bou Saïd, elle organise des week-ends d’exception, avec vernissages, visites d’ateliers, dîners raffinés et escapades au musée du Bardo ou à Carthage. Et ça marche ! « Vous savez, la vie ici est très agréable. Même si l’ambiance politique est morose, on ne peut pas nous voler la beauté de notre pays ! »&nbsp;</p>

<p>Durant les années Covid, elle s’y est investie à 100 %. « J’ai mis les bouchées doubles pour organiser une résidence dans un quartier défavorisé de Tunis. Sidi Bou Saïd est un village très BCBG, fascinant du point de vue historique et architectural, mais la Tunisie, ce n’est pas que cela. » D’où le choix de cette partie de la ville, où réside notamment une importante communauté africaine venue de Côte d’Ivoire, du Sénégal ou du Mali. Critère de choix des artistes invité∙e∙s, qu’iels soient ou non représenté∙e∙s par la galerie : « Leur intérêt pour cette interaction communautaire, pour le contexte tunisien. » </p><p>Malgré ses innombrables voyages, la voilà aujourd’hui repartie sur un autre projet : la construction d’un espace de 800 m<sup>2</sup> au nord de la capitale, entre Carthage et l’aéroport, avec espace de stockage, bureaux, bibliothèque ouverte aux rencontres. « Nos artistes ont grandi, beaucoup sont établi∙e∙s et, naturellement, iels ont envie d’aller vers plus de monumental.  D’où ce nouveau lieu, programmé pour décembre 2023. Ce sera un espace très important en Afrique », promet-elle.</p>

<p>C’est néanmoins à Londres, où elle expose à Cromwell Place quatre fois par an, qu’elle fait l’essentiel de son chiffre d’affaires. « Les foires sont tout autant primordiales, bien sûr. Nous avons un lien organique avec Londres et la France, mais nous avons aussi remporté un grand succès à Art Basel Hong Kong. » Le marché américain reste, lui, plus fermé : « Un de mes objectifs est de développer le lien avec les États-Unis, une fois notre stabilité renforcée. Mais je ne veux pas non plus tourner le dos à l’Afrique, car c’est notre richesse d’appartenir à ce continent tout en étant en face de l’Europe. » Après avoir invité la galerie First Floor, du Zimbabwe, à exposer à Tunis, elle participera en février prochain à sa première foire africaine, à Cape Town (Afrique du Sud). </p><p>Autre priorité du moment : renforcer ses liens avec la France, son « second pays, notre premier marché ». Comme Londres, Paris est de « ces musées à ciel ouvert » où elle a tout appris. « Après leurs études aux Beaux-arts de Tunis, les artistes partent tout naturellement en France faire un master, et la plupart s’y installent. » Pour les soutenir, elle s’attache donc à créer un dialogue constant avec les Frac et le Cnap, ainsi qu’avec des musées comme le centre Pompidou, le Mac de Lyon ou le musée d’Art moderne de Paris (MAM). « S’ils veulent regarder vers l’Afrique du Nord, ils viennent vers nous. Ce n’est pas encore l’euphorie, mais on nous connaît et on nous respecte. »</p>

<p>Emmanuelle Lequeux est une journaliste basée à Paris.</p><p><a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/2023/Selma-Feriani-Gallery">Selma Feriani&nbsp;Gallery</a> participera au secteur Galeries de Paris+ par Art Basel, du jeudi 20 au dimanche 23 octobre 2022.</p><hr /><p>Légende des images en pleine page :</p><p>Sidi Bou Saïd. Photographie de Rania Hentati.<br />Vue d'installation de l'exposition de Yazid Oulab&nbsp;« La flamme germe&nbsp;», Selma Feriani&nbsp;Gallery, Sidi Bou Saïd, 2022. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Selma Feriani Gallery.L'Atelier de Selma Feriani&nbsp;Gallery. Photographie de Sonia Kacem. Avec l'aimable autorisation des artistes et de Selma Feriani Gallery.</p>

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In Focus: Paris + par Art Basel

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After having proved herself in London’s Mayfair – and transformed a convent into an art space in Sidi Bou Saïd – the Tunisian-born gallerist is preparing an ambitious artist residency in Tunis

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