En collaboration avec Numéro art

Grande écrivaine récompensée par le prix Nobel de littérature en 2022, à l’âge de 82 ans, Annie Ernaux se distingue depuis les années 1970 par des romans passant au crible la société française de son époque, souvent traversés par des souvenirs de jeunesse et des observations quotidiennes. Ces nombreux témoignages éclairants ont inspiré la commissaire d’exposition et écrivaine londonienne Lou Stoppard, qui s’est intéressée aux résonances entre les textes de l’auteure française et la photographie.

Invitée à puiser dans la riche collection de la Maison Européenne de la Photographie (MEP), Lou Stoppard en a extrait des clichés de 29 photographes, dont Daidō Moriyama, Ursula Schulz-Dornburg et Luigi Ghirri, qu’elle présente jusqu’au 26 mai dans l’exposition « Extérieurs - Annie Ernaux & la Photographie » –, un titre inspiré par le célèbre roman Journal du dehors, publié par Annie Ernaux en 1993, qui agrège un grand nombre des thématiques reflétées par les œuvres exposées : « Entrer dans l’espace public, l’envisager comme une scène pour performer et, en retour, juger ; passer de l’intérieur au dehors, se déplacer, faire des courses, aller dîner et autres loisirs », précise Lou Stoppard.

La commissaire d'exposition a sélectionné et décrypté trois photographies de l’exposition, mises en regard avec les sujets abordés par l’écrivaine, des interactions dans les transports en commun aux rapports entre les classes, en passant par la maternité et ses conséquences parfois négatives sur les femmes. « Pour préparer cette exposition, j’ai non seulement cherché à rapprocher les textes d’Annie Ernaux avec la photographie, mais aussi à créer des sensations qui imitent une journée en ville », ajoute-t-elle.

Dolorès Marat, La Femme aux Gants, 1987

« “Au moment où j’ai pris cette image, la femme était simplement en train de descendre l’escalator pendant que je le remontais pour aller chez le médecin”, commentait Dolorès Marat au sujet de cette photographie. Tout comme les écrits d’Annie Ernaux, les clichés de l’artiste sont le fruit d’expériences de tous les jours, de ce qu’elle a vécu et non de ce qu’elle aurait préparé.

L’un des grands thèmes de Journal du dehors est l’importance des rencontres du quotidien, qui peuvent paraître banales. Annie Ernaux explique souvent combien ces moments hasardeux peuvent être chargés de sens – elle décrit par exemple tout ce que l’on peut décoder par la manière dont un individu se tient ou lorsqu’on surprend un bout de conversation. Le RER et le métro sont pour elle des sites d’observation fréquents, et les scènes auxquelles elle assiste ont sur elle un profond impact.

En cela, l’image de Dolorès Marat me paraît très appropriée. La photographe [née en 1944] fréquente au quotidien les transports en commun, notamment pour y faire des images. Comme Annie Ernaux, elle cherche à montrer les choses “telles qu’elles sont”. “Quand je prends une photo, je le fais très rapidement, sur le vif de l’émotion, le plus souvent quand je suis en train de marcher. Je n’en fais qu’une, et la première est toujours la bonne, car c’est celle qui vient des tripes”, confiait la photographe en 2015 dans une interview. »

Clarisse Hahn, Ombre, 2021

« Dans l’introduction de Journal du dehors, Annie Ernaux écrit combien “la violence et la honte inhérentes à la société” peuvent être interprétées par « la manière dont nous parcourons le contenu de nos caddies ou les mots que nous employons pour demander une tranche de bœuf… Dans tout ce qui semble insignifiant, simplement par son caractère ordinaire ou familier.”

Comme Annie Ernaux, la photographe Clarisse Hahn a l’œil pour ces réactions subtiles aux attentes sociétales, particulièrement celles qui concernent le genre. Les deux femmes pointent du doigt la manière dont l’espace public, particulièrement les lieux où l’on échange pouvoir et argent, déclenchent une performance de l’identité qui met les autres au défi autant qu’elle crée avec eux∙elles un sentiment de camaraderie.

Cette image renvoie aussi à l’intérêt d’Annie Ernaux pour les commerces de bouche et les supermarchés. Dans ses textes, l’écrivaine étudie à quel point la manière dont les individus s’adressent au personnel peut nous renseigner sur leur classe sociale et leurs aspirations. »

Janine Niepce, HLM à Vitry. Une mère et son enfant, 1965

« Quand j’ai présenté mes recherches à Annie, elle a été particulièrement saisie par les photographies de Janine Niépce. Leur travail se rejoint sur plusieurs thématiques et partage des synergies étonnantes. Toutes deux ont retracé la modernisation de la culture française en s’attardant sur plusieurs moments pivots, entre l’arrivée de nouvelles technologies comme la télévision et le développement des transports à grande vitesse. Toutes deux cherchent aussi à capturer les contrastes entre vie rurale et urbaine, et la distance, réelle comme fantasmée, qui existe entre Paris et le reste du pays. L’un des thèmes majeurs de Journal du dehors est d’ailleurs le sentiment de cloisonnement entre Cergy-Pontoise et la capitale.

Cette image d’une mère et de son enfant renvoie aux différentes manières dont Annie Ernaux a évoqué, dans son travail, la maternité, ses complexités et ses limitations. Devant ce cliché, Annie a été frappée par la divergence des regards des personnages : l’enfant regarde sa mère, la mère regarde dehors – une évocation des restrictions qui peuvent nous empêcher d’observer le monde et de s’y impliquer.

La réaction d’Annie à cette image m’a fait réaliser que Journal du dehors, d’une certaine manière, est un témoignage de libération. Divorcée et délestée de la charge d’enfants en bas âge, Annie est enfin libre d’aller plus profondément à la rencontre de ce qu’elle voit, d’émouvoir et d’être émue, de réagir et d’être présente dans le monde. »

Crédits et légendes

Cet article fait partie d’une collaboration éditoriale avec Numéro art. Retrouvez l’article original ici.

« Extérieurs - Annie Ernaux & la Photographie »
Jusqu’au 26 mai
Maison Européenne de la Photographie, Paris 4

Journaliste et critique d’art, Matthieu Jacquet écrit sur l’art et la mode pour Numéro et Numéro art.

Légende de l’image en haut de page : Janine Niepce, H.L.M. à Vitry. Une mère et son enfant, 1965. Collection de la MEP, Paris. Acquis en 1983. © Janine Niepce / Roger Viollet

Publié le 22 mars 2024.