Conçue par Claire Fontaine, la série « Stranieri Ovunque - Foreigners Everywhere » (2004 - en cours) se décline en plusieurs couleurs et une vingtaine de langues. ces deux mots réalisés en tubes néons rendent compte de la pluralité des expressions pour désigner une même idée. Claire Fontaine confronte les spectateur∙rice∙s à des sémantiques et à des alphabets qui leur sont pour la plupart étrangers ou indéchiffrables. Une mise en abîme qui nous place ainsi comme étranger∙ère face à un texte, relativisant par là le caractère d’un statut aux contours fragiles.

Dans nos langues latines, le mot « étranger » est étymologiquement issu du latin extraneus qui signifie « qui vient du dehors ». C’est ainsi que l’on désigne ainsi celui qui « nous est étranger », étranger à notre famille, notre territoire, notre nation. Comme le montre l’histoire, le groupe que l’on constitue pour déterminer les limites de l’entre-soi est mouvant et régi par des critères qui font sens au moment où l’on les énonce plus ou moins implicitement. Mais comme ces lettres lumineuses qui s’entremêlent, la notion d’« étranger » est fluctuante et repose parfois sur des critères aussi arbitraires qu’absurdes. Ainsi, si le droit du sang prime, on peut être étranger∙ère dans un pays où l’on est né∙e, où l’on a grandi et toujours vécu. Étranger∙ère chez soi. Étranger∙ère de l’intérieur, on n’est pas reconnu∙e par le pays avec lequel on a développé une intimité unique tout au long de sa vie. C’est en vertu de ce même droit du sang qu’on peut revendiquer un statut de national, bien qu’étant né et ayant grandi hors des frontières. Ainsi les statuts ont-ils la même flexibilité que des tubes néons, épousant jusqu’à devenir illisibles les formes que dictent des lois absurdes.

Extraneus a aussi donné naissance au mot « étrange » qui désigne ce qui déroge au sens commun, ce qui est hors-normes, ce qui apparaît comme une bizarrerie. L’étrangeté ne caractérise pas uniquement ce qui vient d’ailleurs, elle s’applique aussi à tous ceux et à toutes celles dont la condition les placent « hors du commun » : les personnes en situation de handicap, les personnes LGBTQIA+ et les personnes non blanches sont ainsi traitées comme les excroissances indésirables d’un bloc normatif homogène. Tout comme les personnes colonisées, devenues étrangères sur leur propre sol, les étranges et les étrangers sont vus en surplomb, depuis l’intérieur du groupe que constituent celles et ceux qui se situent du bon côté de la frontière.

D’ailleurs, les frontières créées par des humain∙e∙s selon les critères des puissants sont autant de barricades qui condamnent les étranger∙ère∙s qui ne parviennent pas à les franchir. La violence institutionnelle qui se déploie aux frontières de l’Europe avec des dispositifs qui prétendent les « protéger » – comme si nous étions en guerre – met chaque jour en péril la vie de centaines d’individus. En mars 2023, soixante exilé∙e∙s, des enfants, des femmes et des hommes tentant de rejoindre l’Europe depuis la Libye, sont mort∙e∙s de faim et de soif. Selon les ONG, leurs appels aux secours ont été ignorés. Mort∙e∙s de faim aux frontières des pays les plus riches du monde. Leur funeste destin se joint à celui des près de 30 000 « étranger∙ère∙s » que nos démocraties ont laissé mourir aux portes de l’Europe durant la dernière décennie. Triste écho à l’« Étranges étrangers » du poète Jacques Prévert qui déplorait : « Vous êtes de la ville / vous êtes de sa vie / même si mal en vivez / même si vous en mourez. »

Claire Fontaine nous rappelle combien l’expérience de la condition d’étranger∙ère est inhérente à notre humanité : nous sommes étranger∙ère∙s à tout autre individu, c’est le principe même de l’altérité. L’autre donne sens à notre individualité. En réalité, c’est notre cruelle indifférence qui nous rend étranger∙ère∙s au respect des valeurs fondamentales qui devraient animer chacun∙e d’entre nous.

Crédits et légendes

Claire Fontaine est représenté par Mennour (Paris) et Galerie Neu (Berlin).

« STRANIERI OVUNQUE - FOREIGNERS EVERYWHERE »
60ème Biennale de Venise
Du 20 avril au 24 novembre 2024

Rokhaya Diallo est une journaliste, auteure et réalisatrice primée basée à Paris.

Légende de l’image en pleine page : Claire Fontaine, série Foreigners Everywhere, 2004 — en cours. Installation de présentation à la galerie Mennour, Paris, 2023. © Studio Claire Fontaine. Avec l’aimable autorisation des artistes et de Mennour, Paris. Crédit photo : Archives Mennour.